L'information scientifique édulcorée par les millions de Coca-Cola
DÉSINFORMATION - Les scientifiques membre du Global Energy Balance Network (GEBN) l’affirmaient à qui voulait l'entendre : la consommation de boissons sucrées ne participe pas à l'épidémie d'obésité, celle-ci s'expliquant essentiellement par le manque d'activité sportive du citoyen flemmard. Durant l'été, la presse nord-américaine a révélé que ces experts étaient très largement subventionnés par l'entreprise Coca-Cola. L'ampleur de la fraude s'est révélée semaine après semaine. Le site du GEBN a fermé ce 30 novembre, et le réseau dissout dans la foulée.
Le 9 août 2015, le New York Times révélait que le plus grand producteur de boissons sucrées au monde - The Coca-Cola Company - subventionnait de façon très discrète le Global Energy Balance Network (GEBN). Cette société savante, prétendument à but non lucratif, regroupait des experts de renom, défenseurs d'une thèse peu académique : à savoir que la prise de poids et le développement du diabète de type 2 ne trouvent pas leurs causes principales dans la nutrition, mais dans un déficit d'activité physique.
Selon le vice-président du GEBN, le très respecté Steven Blair [1], il n'existait "pratiquement aucune preuve scientifique" du fait que la restauration rapide et les boissons sucrées "étaient à blâmer" dans la crise actuelle de l'obésité. Dans les communiqués d'information diffusés par le réseau, le message était tout aussi catégorique.
Des soupçons rapidement éveillés
L'immense majorité des nutritionnistes s'inscrivaient en faux contre ce discours. Deux universités employant des membres du GEBN ont entrepris des démarches administratives pour en savoir un peu plus sur le financement de l'étrange réseau.
Les informations comptables qui leur ont été transmises révélaient que l'année précédant son lancement officiel, 1,5 million de dollars lui avait été baillés par The Coca Cola Company. En outre, depuis 2008, Coca Cola avait financé à hauteur de 4 millions de dollars divers travaux de deux fondateurs du réseau : Gregory Hand, doyen de l'École de santé publique de l'Université West Virginia, et Steven Blair.
Le GEBN n’avait, en apparence, rien d’un lobby. Sa création avait été officialisée en mars 2015 dans un éditorial du prestigieux British Journal of Sports Medicine. Ses membres étaient tous des scientifiques influents, auteurs de travaux appuyant la fameuse thèse dans des revues médicales réputées, et intervenaient dans des conférences scientifiques prestigieuses.
Financer sans faire de bruit
Dès le 10 août, The Coca-Cola Company se défendit de toute malversation, expliquant par voie de communiqué que l'entreprise avait toujours "soutenu la recherche scientifique" sur les questions d'équilibre énergétique. De leur côté, les scientifiques affiliés au GEBN ont affirmé que l'entreprise n"avait jamais influencé leur discours ou leur message, et qu’ils n’avaient jamais cherché à dissimuler les financements.
Il est vrai que l'article fondateur du British Journal of Sports (voir encadré) mentionnait que le réseau avait reçu une donation de Coca-Cola, sans précision du montant. Mais le site web du réseau avait pourtant omis de faire toute référence à cette "subvention" jusqu’à ce qu'un expert de l'obésité à l'Université d'Ottawa signale ce manquement aux administrateurs. Et sur les réseaux sociaux, où le GEBN cherchait à gagner de l'influence, aucune mention de Coca-Cola® n'avait non plus jamais été faite…
D'autres groupements d'experts (la Société américaine pour la nutrition, l'Association américaine de diététique…) sont régulièrement critiqués pour leur financement plus ou moins avoué par de grands industriels de l’agro-alimentaire.
A la fin du mois de septembre 2015, "dans un effort de transparence", le géant des sodas a révélé avoir "investi [ces cinq dernières années] 21,8 millions de dollars dans la recherche scientifique et 96,8 millions dans des partenariats pour promouvoir la santé et le bien-être".
Marchands de doute
Les critiques de la communauté scientifique n'ont pas tardé. Dans les colonnes de plusieurs médias, certains n'ont pas hésité à comparer la stratégie de Coca-Cola à l'enrôlement d'experts par l'industrie du tabac "pour devenir des marchands de doute quant aux dangers du tabagisme sur la santé".
Dans le New York Times, 35 spécialistes en médecine et nutrition ont dénoncé mi-août le "non-sens scientifique" des thèses défendues par le GEBN.
"L'ordre du jour de Coca-Cola ici est très clair", a ailleurs déclaré Marion Nestle, professeur en nutrition et en santé publique à l'Université de New York. "[Il s’agit] d’obtenir de ces chercheurs de créer de la confusion [sur l’état des connaissances scientifiques] et de détourner l'attention [sur le rôle] l'apport alimentaire".
CocaLeaks
Des courriels révélés fin novembre par l'Associated Press donne une idée de l’implication de Coca-Cola dans le GEBN : choix des représentants du groupe, proposition d'articles ou de vidéos à diffuser…
Ces échanges éléctroniques font remonter le projet de cette campagne de désinformation à octobre 2012. L’institution fantoche est entièrement imaginée par Coca-Cola. Le site web du GEBN, officiellement enregistré et administré par l’Université de Caroline du Sud, était une pure œuvre de la multinationale [2].
L’une des interlocutrices privilégiées du GEBN - et vraisemblable initatrice du projet - n’était autre que la "directrice de la santé et de la science" chez The Coca-Cola Company. Dès les premiers messages, elle insiste sur le fait que "les personnes impliquées [dans le GEBN] devront être ouvert sur la collaboration avec le secteur privé". Une clause "non négociable"… Elle donne même son avis sur le logo du réseau : "aucune couleur ne pose problème, excepté le bleu, vous comprendrez pourquoi." Le bleu est proscrit de la communication de Coca-Cola, car il s’agit de la couleur de son concurrent, Pepsi !
Dans les courriels, le président du GEBN, James Hill [3] déclare rapidement "vouloir aider" Coca-Cola à véhiculer une image positive… L’entreprise suggère en retour que le GEBN travaille à se positionner comme une référence "pour les médias" sur la question de l’obésité, et emploie les réseaux sociaux pour lutter contre les messages des "extrémistes de la santé publique"…
Moins de quatre mois après le début de l’affaire, le Global Energy Balance Network a été dissout, officiellement "pour restrictions budgétaires". La directrice de la santé et de la science a démissionné de son poste.
[1] Professeur à l'Université de Caroline du Sud, ses travaux menés depuis le début des années 1990 ont servi de base à l’établissement de nombreuses préconisations sanitaires, au niveau fédéral, aux Etats-Unis.
[2] Peu après ces révélations, le président du GEBN, le très respecté James Hill (voir note suivante), déclara que Coca-Cola "avait enregistré le site parce que les membres du réseau ne savent pas comment réaliser cette opération". Il eut un peu plus de mal à expliquer pourquoi le site était hébergé sur les serveurs de l’entreprise.
[3] Professeur à l'Université du Colorado, James Hill a longtemps siégé aux comités de l'Organisation mondiale de la santé et des National Institutes of Health (institutions gouvernementales étasuniennes pour la recherche médicale). Il est également co-fondateur du National Weight Control Registry, programme scientifique destiné à évaluer les conséquences sanitaires de la perte de poids.
[4] Dans le corps d’étude analysée, cinq fois plus d’études financées par l’industrie concluaient à l’absence de lien, en comparaison avec les études indépendantes. Ce constat permet d’estimer qu’un tel mode de financement augmente la probabilité d’une conclusion négative "au moins de 30%". Voir : Financial Conflicts of Interest and Reporting Bias Regarding the Association between Sugar-Sweetened Beverages and Weight Gain: A Systematic Review of Systematic Reviews. M. Bes-Rastrollo et coll. PlOS Medicine, 31 déc. 2013 doi:10.1371/journal.pmed.1001578
Selon une étude publiée fin 2013 dans la revue PLoS Medicine, les recherches scientifiques sur les liens entre consommation de boissons sucrées et prise de poids ont une fâcheuse tendance à conclure à une absence de lien lorsqu’elles sont en tout ou partie financées par des fonds privés issus de l’industrie agroalimentaire (cinq fois plus de conclusions négatives dans le corps d’études étudié[4]).