Thomas Lilti, stéthoscope et caméra
Derrière les héros d'Hippocrate et de Médecin de campagne, se cache Thomas Lilti, médecin et cinéaste. Entretien avec un réalisateur hors du commun.
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Comme Benjamin, le personnage principal du film Hippocrate, avez-vous un jour oublié de faire un électrocardiogramme ?
Thomas Lilti : "J'étais externe à l'époque (étudiant en médecine avant l'internat), c'est toute la différence avec le film, donc ma responsabilité était limitée. En effet, tous les externes étaient chargés de faire un électrocardiogramme aux patients qui entraient dans le service. Et puis, un patient a été admis en pleine nuit, une nuit très agitée. Il y avait eu beaucoup d'entrées ce jour-là, beaucoup d'urgences, et j'ai oublié de faire cet électrocardiogramme. L'interne et le chef de service étaient censés interpréter cet électrocardiogramme mais personne ne m'en a parlé. Et le lendemain, le patient est décédé. Quand les internes et les chefs ont cherché l'ECG, je leur ai dit que j'avais oublié de le faire. Eux avaient la culpabilité de ne pas l'avoir regardé. Les chefs m'ont dit : "tu diras que tu as bien réalisé cet ECG et on dira qu'il était normal". Ils m'ont demandé de mentir."
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Comment peut-on expliquer qu'un diplômé de médecine sur quatre renonce à exercer ?
Thomas Lilti : "Médecin, c'est le métier où il y a le plus grand taux de suicides devant les agriculteurs et les policiers. C'est un métier de doute. Une vie de médecin est une vie avec beaucoup d'erreurs médicales, obligatoirement ! On se trompe, on ne peut pas toujours tout savoir. L'idée, c'est d'être le meilleur possible mais tout le monde est faillible. C'est difficile à partager surtout quand on fait de la médecine libérale. À l'hôpital, on peut partager, c'est une médecine collégiale. En médecine libérale, c'est plus compliqué, on se retrouve parfois seul à faire des mauvais diagnostics, à culpabiliser, à hésiter."
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La question de la fin de vie est très présente dans Hippocrate et aussi dans Médecin de campagne, comme un fil rouge dans vos films...
Thomas Lilti : "C'est un sujet qui me touche beaucoup, c'est vrai. Souvent les personnes âgées désirent finir leurs jours chez elles alors qu'il n'y a pas vraiment de structures adaptées. 80% des gens en France meurent à l'hôpital. Pourquoi ce paradoxe ? Si en plus, le médecin et l'infirmière disparaissent des campagnes, les personnes âgées ne vont plus pouvoir rester chez elles. Il faut un entourage, une organisation, pour que les personnes très âgées puissent finir leurs jours à domicile."
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Le terme "médecin de campagne" est-il un synonyme de médecin de famille pour vous?
Thomas Lilti : "Le médecin de campagne est une forme de médecin de famille, sauf qu'il exerce à la campagne. Mais à la ville, on trouve exactement les mêmes. Il y a des médecins qui continuent à vivre leur médecine dans ce sacerdoce, dans cette vocation qui est la médecine générale."
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Pourquoi envisagez-vous la profession de médecin comme un "sacerdoce" ?
Thomas Lilti : "C'est un métier très prenant où le soin n'est pas seulement quelque chose que le médecin donne à son patient. C'est un échange, le médecin reçoit énormément de son patient : la reconnaissance, la considération, une forme d'amour et de dépendance. Les liens qui se créent sont très forts, quasi indestructibles. Le médecin est prêt à tout pour ses patients et donc à sacrifier sa propre vie sentimentale et familiale. Le sacerdoce, c'est ça."
- Quelle est votre expérience de médecine de campagne ?
Thomas Lilti : "J'ai exercé pendant plus de quatre ans à la campagne où j'ai remplacé des médecins titulaires et c'est là que j'ai découvert ce métier, sur le tard. Je ne l'avais pas appris à la faculté. Tous mes stages avaient eu lieu à l'hôpital. Seulement six mois dans un cabinet médical de généralistes en neuf ans d'études, alors que je me prédestinais à la pratique de la médecine générale ! Je n'étais donc pas du tout préparé à cette médecine de campagne."
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Êtes-vous médecin ou cinéaste ?
Thomas Lilti : "Je suis médecin, quoi qu'il arrive. C'est ça la vraie réponse. Le cinéma, c'est une aventure, pas un métier. C'est une passion, j'adore ça. Mon métier, ma formation, c'est la médecine et même si je ne pratique plus, je reste médecin. Quand il faut remplir la case profession sur un formulaire administratif, je vais mettre médecin et pas réalisateur ou scénariste. Comme je le faisais dire à Reda Kateb dans Hippocrate, médecin c'est pas un métier c'est une malédiction. Le sort est jeté, dix ans d'études, ça ne s'oublie pas comme ça."
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Quand avez-vous commencé le cinéma ?
Thomas Lilti : "J'ai commencé en deuxième année de médecine. J'ai mené en parallèle mes études et le cinéma de façon très autodidacte. Jusqu'à la quatrième année, je réalisais des courts-métrages. Ensuite, j'ai commencé à faire du cinéma de façon encore plus sérieuse. J'ai prêté serment quelques semaines avant le début du tournage de mon premier long métrage "Les yeux bandés" avec Jonathan Zaccaï et Guillaume Depardieu."
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La médecine vous manque-t-elle ?
Thomas Lilti : "Oui bien sûr. Depuis trois ans, j'ai arrêté complètement de pratiquer, je n'ai plus le temps. Pour bien faire son métier de médecin, il faut du temps justement, pour ne pas le faire à la légère. Je n'avais plus la concentration nécessaire, j'ai donc décidé de mettre la médecine de côté pour le moment. Ce qui me manque, c'est le lien avec les patients. C'est un métier altruiste, c'est agréable de donner du temps aux autres, et dans le cinéma, les choses sont plus égocentrées donc c'est vrai que ça me manque."