Alcoolisation foetale : l'implication polémique des alcooliers
L’association SAF France, qui lutte contre les troubles causés par l'alcoolisation fœtale, vient d’annoncer un partenariat avec les alcooliers pour diffuser ses messages de prévention. Cet accord hérisse certains médecins et associatifs, qui y voient un problème éthique majeur.
C’est une nouvelle qui fait grincer des dents. L’association Prévention et Modération, qui réunit des organisations professionnelles de la filière alcool (brasseurs de France, fédération des spiritueux, fédération des vins d’apéritif) vient de conclure un partenariat avec l'association SAF France pour contribuer à la sensibilisation des femmes aux Troubles Causés par l'Alcoolisation Fœtale (TCAF). SAF France regroupe des experts de ces troubles (familles, travailleurs sociaux , gynécologues obstéticiens, pédiatres…).
But affiché des alcooliers : amplifier la communication du message "zéro alcool pendant la grossesse", notamment à l'occasion des éditions du SAFTHON, l’opération de sensibilisation de l'association qui vise à récolter des fonds contre le TCAF.
Un soutien financier des alcooliers à SAF France
2.000 entreprises et 15.000 salariés de la bière, des spiritueux et des vins d'apéritif entendent ainsi contribuer à la prévention de ces troubles qui concerneraient 2% de la population. "Nous sommes partenaires avec SAF France, explique Alexis Capitant, porte-parole de Prévention et Modération. SAF France fait des choses très bien, mais manque de moyens. Dans les faits, nous leur versons une subvention pluriannuelle pour les aider à développer leurs actions, sans intervenir dans ces actions. Ce qui revient à faire du mécénat."
Denis Lamblin, président de SAF France confirme la nature du lien entre son association et les alcooliers. "Nous avons reçu 250 000 euros pour 2019-2020, de la part de Prévention et Modération. Mais la convention qui nous lie est très claire et sans compromis. Leur seule demande, c’est que leur logo soit associé aux plaquettes et aux différents outils."
Pour lui, les digues éthiques sont bien étanches. "Nous avons un comité scientifique indépendant et c’est nous qui dictons les messages de santé. Les experts font les propositions et les syndicats alcooliers leur donnent les moyens de les diffuser. Nous leur avons rappelé que ce n’était pas à eux de faire de la prévention, mais qu’ils pouvaient nous aider à en faire avec les gros moyens dont ils disposent."
"Tous les moyens sont bons"
Denis Lamblin présente l’accord comme un choix de dernier recours, après des années à chercher des fonds pour lutter contre un fléau de santé publique. Il estime ne pas avoir eu vraiment d’autre choix que d’accepter la main tendue des groupes d’intérêt de l’alcool. "Si on en avait les moyens, on travaillerait sans eux, affirme le médecin. L’alcoolisation fœtale coûte au bas mot 10 milliards d’euros par an à la société, elle fait des dégâts sanitaires et sociaux. Mais nous n’avons jamais été aidés par les pouvoirs publics. Depuis 2007, nous avons rencontré tous les ministres de la Santé. Notre patience est mise à rude épreuve depuis plus de 30 ans."
Le médecin explique ne pas avoir pris de décision hâtive et avoir longuement réfléchi avant d' accepter la proposition des alcooliers. "Ils sont venus vers nous parce qu’il y a eu une injonction du président de la République, qui leur a demandé de travailler de façon réelle à la prévention des effets nocifs de la consommation d’alcool. Nous n’avons pas répondu de but en blanc. Nous avons beaucoup discuté, nous avons appris à nous connaître pendant deux ans."
Pragmatique, Denis Lamblin, estime que "tous les moyens sont bons" pour lutter contre les TCAF et que sa démarche est "nouvelle" et "aventureuse". "Il y a des personnes qui restent dans l’ancien paradigme qui veut qu'on ne puisse rien faire avec les producteurs d’alcool. Pour moi, elles sont dans l’erreur."
Une "association contre-nature"
Pour d’autres médecins et associatifs, au contraire, la ligne rouge a été franchie. Comme pour le Pr Bérénice Doray, professeure de génétique à la Réunion et directrice du Centre Ressources Ensemble des Troubles Causés par l'Alcoolisation Fœtale (ETCAF), à Saint-Denis de la Réunion. Elle a annoncé, dimanche 13 octobre, sa démission de SAF-France.
Là où Denis Lamblin voit un mariage de raison, elle voit une "association contre-nature". "Travailler avec les alcooliers, c’est une dérive, cela pose un problème majeur." Pour elle, les intérêts des alcooliers et de l’association sont complètement inconciliables. "Malgré tout ce qui peut être dit, leur objectif est de vendre leurs produits. Le nôtre, c’est de faire de la santé publique. On peut entendre les arguments des uns et des autres. Mais un partenariat, ce n’est pas possible", affirme la médecin.
"Pompiers pyromanes"
Le même jour, le 13 octobre, l’association Vivre avec le SAF, qui regroupe des familles d’enfants atteints par des TCAF, s’est désolidarisée de SAF France dont elle était jusque là membre, et l’a officiellement quittée. "C’est un problème moral. Nous refusons de jouer le jeu des alcooliers, qui veulent se racheter une virginité avec cette association. Pour nous, les producteurs d’alcools ne sont ni plus ni moins que des pompiers pyromanes", juge Véronique Faudou-Sourisse, vice-présidente de Vivre avec le SAF.
Dans le même esprit, Vin & Société, qui représente les intérêts de la filière viticole, vient de lancer sa campagne "Un bon vin peut bien attendre neuf mois, par précaution, zéro alcool pendant la grossesse", à destination des femmes enceintes. "Vin & Société n’est pas un acteur de santé publique mais bien un acteur de la prévention, elle est légitime à faire de la prévention y compris dans les territoires. C’est pertinent parce qu’elle est en contact direct avec le consommateur", martèle une porte parole du groupe.
Opportunisme et hypocrisie
Pour Guylaine Benech, consultante en santé publique et spécialiste de prévention alcool, auteure de "Les ados et L’alcool. Comprendre et agir" ( éditions des presses de l’EHESP, 2019), ce genre de rapprochements et campagnes permettent aux alcooliers d'acquérir une image philanthropique et de responsabilité sociale, à peu de frais.
"L’abstinence des femmes pendant leur grossesse n’a pas vraiment d’impact sur leur chiffre d’affaires, note-t-elle. La spécialiste souligne par ailleurs l'opportunisme et l'hypocrisie de la démarche. "Les lobbies de l'alcool se présentent comme des bienfaiteurs de la santé, un comble quand on sait qu'en parallèle, ils bloquent systématiquement l’adoption de mesures de prévention, comme par exemple l’agrandissement du pictogramme d’avertissement pour les femmes enceintes. Et que jamais les marques d’alcool n’ont autant ciblé les femmes, et surtout les jeunes femmes, à travers un marketing toujours plus offensif."
Très peu de professionnels de santé se prêtent à ce genre de rapprochements. "Ce qui se passe actuellement concerne une poignée seulement de professionnels. Il s’agit de personnes relativement isolées, qui agissent en ce sens pour des raisons qui leur appartiennent, éclaire Guylaine Benech. Cela reste un épiphénomène. La grande majorité des médecins ne sont pas dupes et refusent catégoriquement ce genre de rapprochement."
Une information parcellaire et orientée
Au-delà du problème éthique de ces campagnes, le Pr Bérénice Doray en souligne la pauvreté en termes de message de santé publique. "Les alcooliers se donnent bonne conscience en actionnant un levier très limité : les 9 mois de la grossesse avec "zéro alcool", souvent réduits à 6 ou 7 mois quand les femmes ne se découvrent pas enceintes immédiatement", note-t-elle. Le message, important mais simpliste, occulte un point crucial que la science a mis en évidence : le risque entre prise de produits alcoolisés et procréation ne se limite pas au temps de la grossesse. "Ce n’est pas que quand la femme est enceinte qu’il faut éviter l’alcool.
On sait désormais que l’alcool, qui agit sur les gènes, peut avoir un effet délétère sur les cellules sexuelles. En clair, dans un projet de grossesse, pour protéger l’enfant à naître, ce sont les deux parents qui devraient arrêter de boire trois, voire six mois avant d’essayer." Une étude chinoise vient d’ailleurs de démontrer le lien entre malformation cardiaque des l’enfant et prise d’alcool du père.
La campagne de Vin & Société contient par ailleurs une contre-vérité scientifique. "Nous avons toute une vie pour nous faire plaisir, mais pendant la grossesse, et en l’absence d’études concordantes, il est recommandé de ne pas consommer d’alcool " déclare Krystel Lepresle, Déléguée générale de Vin & Société, sur le site du groupe d’intérêt. "Il est faux et trompeur de dire qu’il n’y a pas d’études concordantes sur la dangerosité de l’alcool pendant la grossesse. Toutes les études concordent sur le risque. C’est juste que l’on ne peut pas bien déterminer l’importance de ce risque.", alerte la professeure en génétique. La prévention, la vraie, est définitivement un métier.