Alcool : le grand oublié de la lutte contre les violences conjugales

Dans près des trois quarts des cas de violences conjugales hétérosexuelles, l’homme est alcoolisé. Néanmoins, le Grenelle des violences conjugales n’a pas prévu d’aborder cette question.

Maud Le Rest
Rédigé le , mis à jour le
Alcool : le grand oublié de la lutte contre les violences conjugales
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Améliorer le traitement judiciaire, faciliter le recours à l’ordonnance de protection, développer les dispositifs d’accompagnement… Voilà plusieurs axes du Grenelle des violences conjugales, qui se tient du 3 septembre au 25 novembre. Des pistes encourageantes, mais qui font l’impasse sur un sujet majeur : l’alcoolisation des auteurs de violences. D’après une étude de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) datant de 2012, la moitié des femmes déclarant des violences de la part de leur conjoint estimaient que celui-ci était sous emprise de l’alcool et/ou de drogues au moment des faits.

"Deux tiers des victimes indiquent que le partenaire était sous l’influence de l’alcool"

Dans son article "L’alcool favorise-t-il les conduites d’agression physique et verbale entre partenaires intimes ?" paru en 2017 [1], le professeur de psychologie sociale Laurent Bègue va plus loin. "Deux tiers des victimes de violence perpétrée par un partenaire intime indiquent que ce dernier était sous l’influence de l’alcool lors de la commission des faits. La fréquence des ébriétés est liée à une élévation des violences envers un partenaire intime", indique-t-il.

Le chiffre de 2012 de l’ONDRP est en effet très probablement minimisé, d’après la sociologue Claudine Pérez-Diaz, co-autrice du livre Violence conjugale, Missions et finalités concrètes de l'intervention pénale [2]. "Sur l’ensemble des victimes de violences conjugales, seule une petite partie porte plainte. Il y a ensuite une grande déperdition au moment des déclarations, puis lors de l’enregistrement des plaintes. Bien souvent, elles restent au stade de main courante" développe-t-elle.

Un lien entre alcool et agressivité établi par la recherche

L’alcoolisation du conjoint violent est en outre fréquemment minimisée, souligne Claudine Pérez-Diaz. "L’analyse d’alcoolémie n’est pas forcément faite lors de la procédure. C’est obligatoire, mais la police intervient très souvent après les faits. Alors elle se base sur les déclarations des victimes et de leur entourage" explique la sociologue.

Pour le Pr Michel Reynaud, addictologue et président du Fonds Actions Addictions, il est scandaleux que le sujet soit absent du Grenelle des violences conjugales. Et pour cause : la recherche a établi depuis longtemps une association directe entre consommation d’alcool et hausse de l’agressivité. "L’alcool est un facteur déclenchant, on le voit aussi bien dans les études statistiques que dans les reprises d’analyses policières et judiciaires" précise l’addictologue. Plusieurs méta-analyses ont en effet conclu "à un effet causal et linéaire de l’alcool sur les conduites agressives des hommes et des femmes" note Laurent Bègue.

"Quelque chose qui n’est pas nommé n’existe pas !"

Pourquoi un tel silence au Grenelle ? "Notre société ne veut pas voir les dommages liés à l’alcool" estime le Pr Michel Reynaud. "Les autorités sont obligées de considérer les dommages sanitaires, car ils sont repérés dans les hôpitaux et par les statistiques. En revanche, les violences sociales liées à l’alcool comme les violences conjugales ou sexuelles ne sont absolument pas prises en compte" abonde l’addictologue.

Sans cette prise de conscience, un meilleur encadrement de la consommation est impossible, selon le Pr Reynaud. Pour lui en effet, le lien entre alcool et agressivité restant largement invisibilisé, il est difficile de mettre en place des politiques publiques efficaces. "Quelque chose qui n’est pas nommé n’existe pas !" s’agace-t-il.

"Le meilleur moyen pour lutter contre la consommation abusive d’alcool, c’est d’augmenter son prix"

Il est pourtant indispensable et urgent de mettre en place un encadrement du prix de l’alcool, selon Claudine Pérez-Diaz. "Des recherches partout dans le monde, notamment en Angleterre, ont montré que le meilleur moyen pour lutter contre la consommation abusive d’alcool, c’est d’augmenter son prix" indique la sociologue. Elle déplore par ailleurs un affaiblissement de la loi Evin, qui a permis une réautorisation de la publicité. "C’est dramatique, parce que ça valorise la boisson de façon très intense, qui est aussi associée à une certaine idée de la masculinité" poursuit Claudine Pérez-Diaz.

Le 17 septembre à Brive, un homme de 41 ans a été interpellé en état d'ébriété après avoir menacé son ex-compagne de se rendre à son domicile avec une arme. En garde-à-vue, il a reconnu les menaces. Il est pourtant ressorti libre, avec une convocation pour le 3 décembre. Dans le même temps, le nombre de féminicides conjugaux continue de grimper. Au 19 septembre, on en recensait déjà 107, soit un tous les deux jours.


[1] "L’alcool favorise-t-il les conduites d’agression physique et verbale entre partenaires intimes ?", Perspectives psychologiques, Laurent Bègue, 2017

[2] Violence conjugale. Missions et finalités concrètes de l'intervention pénale, L'Harmattan, Claudine Pérez-Diaz, Marie-Sylvie Huré, 2015