La solastalgie, ou quand la destruction de la nature est source d'anxiété
Pendant le confinement, la nature a repris ses droits, ce qui nous a fait du bien à tous. Mais cela a aussi créé une angoisse chez certains. Cette émotion pourrait nous décider à passer à l'action pour véritablement protéger la nature.
La solastalgie ou l'éco-anxiété est une forme de souffrance et détresse psychique ou existentielle causée par exemple par les changements environnementaux actuels et attendus, en particulier concernant le réchauffement climatique et la biodiversité.
Nous avons de nouveau regardé la nature et cela a eu deux conséquences.
- Cette grande redécouverte de l’essentiel durant le confinement nous a fait du bien.
- Cela nous a également fait du mal, parce que le retour de la nature nous a montré tout ce nous pensions avoir perdu : la nature elle-même, réduite à la portion congrue.
C’est déprimant, d’autant plus qu'on croit savoir que c’est bien de ce qui reste de la nature que nous est venu le virus. La fréquence des pandémies augmente en relation avec la destruction des zones encore sauvages. Plus nous empiétons sur la nature, plus le "saut d’espèce " est favorisé, et avec lui, le passage d’un microorganisme depuis un animal sauvage vers nous.
Non seulement la nature a horreur du vide, mais quand elle revient dans notre jardin, en plus, elle "se venge", elle se "rappelle à nous", elle nous "dit quelque-chose " par le virus, ou un incendie de forêt, une inondation, une catastrophe quelconque, etc.
Ce discours d’écolo-contemplatif, cette jubilation de voir le monde s’effondrer a nourri une maladie récemment inventée, la solastalgie.
"Notre maison brûle et nous regardons ailleurs"
Solastalgie, c’est la contraction de "solace" et "nostalgy", c’est-à-dire la douleur de perdre ce qui nous réconforte, en l’occurrence la nature. C’est la détresse psychique dans laquelle nous plonge la peur de la destruction de la planète. Il faut se méfier un peu de ce nouveau sentiment.
La solastalgie, qu’on appelle aussi éco-anxiété, collapsalgie ou effrondralgie, c’est la traditionnelle anxiété, propre à l’être humain, qui a besoin d’un objet pour s’exprimer.
Une angoisse qui arrive quand nous sommes confrontés aux fondamentaux de notre existence. Rien de plus normal, sauf lorsque cela nous empêche de vivre, d’aimer, de travailler, ce qui est le cas des solastalgiques.
D’habitude, on évacue l’anxiété par le jeu, le travail, l’alcool, les séries télé ou encore le sexe. Pascal, le philosophe, avait bien expliqué cela, or, puisque la nature est un nouvel objet social, nos sens s’en emparent, et la transforment en nouvel objet d’angoisse.
La solastalgie repose sur une forme de sacralisation de la nature. Quand on dit que la nature "reprend ses droits", on lui attribue une personnalité, on lui prête une intention, une vision, des finalités. Elle devient un principe d’ordre et d’une certaine façon, c’est retrouver Dieu, c’est s’accorder sur une vision déterministe du monde. Si la nature se venge, c’est que cela doit être ainsi. Ce n'est pas nouveau, on lit déjà cela dans Rousseau.
Des réminiscences de ce qu'on a entendu au début du Sida…
Lorsque le Sida est apparu, des gens très sérieux disaient déjà que la nature s’était vengée du comportement des hommes par un virus venu de la forêt outragée et porté par ce qui nous renvoyait à nos origines, les grands singes.
La solastalgie s’auto-entretient en fabriquant sa propre angoisse, car elle nous plonge dans la culpabilisation et une incapacité. Comment faire face à une nature idéalisée, on ne peut pas ! Nous sommes responsables de la destruction du monde, et nous ne pouvons finalement rien faire pour le sauver, si ce n’est adorer la nature. Ou la détruire, d’ailleurs, les deux sont possibles. Dans les deux cas, on se retrouve en pleine injonction contradictoire, ce qui peut rendre fou.
Une sorte de "passivité"
Ce qui expliquerait, qu’en pratique, la lutte contre la destruction de la forêt, par exemple, n’avance pas beaucoup. En sacralisant la forêt, on a oublié de s’adresser à ceux qui la coupent, a ceux qui la plantent, a ceux qui la brûlent et la protègent : les gens.
C’est ce que démontre l’équipe de Claude Garcia, chercheur français à l’école polytechnique fédérale de Zurich, en Suisse. Il a remarqué que les forêts tropicales continuent de se réduire, alors qu’on ne cesse d’en parler. On discute, on dénonce, on accuse, on propose des plans, des conventions internationales, on intellectualise à partir d’un dogme - la forêt tropicale est intouchable - mais sans résultats convaincants.
Claude Garcia explique qu'on ne demande jamais aux gens, sur place, ce qu’ils en pensent. Alors il a inventé un jeu. Des jeux de rôle, histoire de mettre en lumière les moyens d’action et les contraintes de chaque acteur de la gestion du territoire, sur place. Une "modélisation d’accompagnement" tout d’abord en invitant chacun à évoquer ses contraintes, c’est-à-dire les éléments qui entrent en compte dans sa prise de décision. On s’intéresse à la façon dont une décision est prise.
Le jeu ensuite fait endosser à chacun le rôle de l’autre. Le forestier devient écolo, l’agent du gouvernement devient paysan etc. Ainsi, chacun peut entrevoir comment l’autre voit le monde et prend des décisions.
Le but est atteint si les joueurs sont parvenus à surmonter leurs préjugés et à sortir de leurs impasses pour trouver des objectifs compatibles.
Un jeu qui fonctionne très bien
À Brazzaville en 2017, il y avait une discussion bloquée depuis deux ans quant à la définition des règles de gestion des forêts dites "intactes" dans le bassin du Congo. Le jeu, qui s’appelle MineSet, a réuni des représentants des gouvernements, des populations locales, des entreprises forestières et des ONG de conservation de la nature.
C’est le programme du label Forest Stewardship Council (FSC) pour le Bassin du Congo qui a eu le courage de tester cette méthode pour de vrai.
En trois jours, les joueurs ont pu construire un accord, et le problème a été réglé. La même méthode, les jeux donc, est utilisée en ce moment avec la filière huile de palme au Cameroun, mais aussi en Colombie et en Indonésie, avec le même succès.
Ce type de jeu est bluffant, dérangeant même. On se fait très vite destructeur de forêt, même quand on est écolo. Du coup, on met de l’eau dans son vin, on ne donne plus de leçon, on voit les conséquences de ses actes si on reste borné.
Une démarche humaniste
Se mettre à la place de l’autre… En fait, ce genre de méthode élargit notre conscience, comme disait Emmanuel Kant (Critique de la faculté de juger), et nous fait vraiment tourner autour du sujet. S’ouvrir aux autres, à soi, au monde, pour s’arracher à l’égocentrisme.
Ça marche, parce que ça oblige à faire... et non plus à contempler. Autrement dit, cela dérive l’anxiété vers quelque-chose de productif. Quand on se sent mal, l’action de faire est thérapeutique. Cela donne un sentiment d’utilité plus fort que celui de donner des leçons à tout le monde sur la planète qui va mourir.
Claude Garcia a co-signé un article important dans lequel il propose de faire jouer les grands ce monde dans de prochains colloques internationaux.