Le vin, la Ministre, le Président et la France
TRIBUNE - Dans une tribune publiée jeudi 22 février dans le Figaro, des membres de l’Académie du vin reprochent à Agnès Buzyn, Ministre des Solidarités et de la Santé, d’avoir pêché en faisant du vin un « alcool comme les autres ». Des addictologues réagissent à leurs propos.
Les signataires de cette tribune étayent leur défense en citant le Président de la République pour qui « le vin participe de cet art de la table à la française…». En France métropolitaine, la vigne ordonne le paysage, avec ses terrasses et ses alignements, évoquant l’ordre des jardins à la française. Présent dans de nombreuses recettes, le vin triomphe dans son mariage avec les mets. Il est dans notre littérature comme dans notre histoire, du vin de messe au pinard du Poilu. Une culture du vin existe, mais il est étrange de l’utiliser pour cacher les risques de l’éthanol, reconnu « agent cancérogène avéré pour l’homme » en 2012 , tout comme l’acétaldéhyde, produit de transformation de l’éthanol, qui est classé dans le groupe des agents « potentiellement cancérogène ». La consommation même modérée d’alcool ne diminue pas le risque de mortalité « toutes causes ». 49 000, c’est le chiffre annuel des morts liées à l’alcool dont 15 000 par cancer. Quant aux bienfaits, les polyphénols et le resvératrol sont présents dans le jus de raisin, et sans l’éthanol ! Est-ce difficile de l’accepter? Le « french paradox » serait de le nier !
Viennent ensuite les enjeux économiques, avec un autre propos du Président « …nous devons dédiaboliser cette partie de notre économie ». Les « mauvais vins » que l’on buvait dans la France « d’avant », peuplée de paysans et d’ouvriers, sont écartés d’un revers de main. Dans la France « moderne », il n’y a que « des vins … qui expriment les terroirs, les millésimes et les talents, si divers, des vignerons ». Ils sont à la France ce que les montres sont à la Suisse, des objets d’un « tel niveau de précision que le monde entier les regarde comme une richesse patrimoniale sans égale ». Cette affirmation a aussi sa part de vérité, variété et qualité des vins ne sont pas qu’invention marketing dans ce pays qui a fait de la gastronomie un art. Mais alors pourquoi ces vins proposés sur de tristes linéaires ou ces rosés/pamplemousses que la publicité vente quand arrive l’été ? La viticulture nécessite des compétences multiples qui inspirent respect, mais la logique économique conduit à vendre toujours plus ces mauvais vins vers qui se tournent les malades alcoolo-dépendants. L’assouplissement de la loi Evin a été porté par les nombreux députés issus des régions viticoles, largement mobilisés par le lobby industriel, confirmant son influence. La formule « boissons alcooliques » retenue dans le texte adopté noyait dans le flou l’œnologie. Qui trompe qui ?
Reste l’autre plaisir du vin, celui que produit la molécule d’éthanol. Les mots se font alors allusifs : le Président évoque « cette espèce de générosité un peu joyeuse... Ce n’est pas un alcool que l’on boit pour s’enivrer mais pour être bien à table, et à plusieurs ». La Ministre de la Santé avait parlé de cet effet « convivial » qu’il lui arrive de s’accorder, entre amis. Mais sans cacher l’ivresse, les violences ou les accidents de la route qui en résultent quand il échappe au contrôle. Or pour réguler ce plaisir et le contenir dans une zone « raisonnable », « à moindre risque », les auteurs de la tribune, dont de nombreux acteurs de la filière viticole, ne proposent rien d’autre que ce « modèle national » dont ils décrètent qu’il aurait « …abouti à marier le vin à la raison, à la culture et au plaisir ». Qui peut croire que la culture du vin régulerait seule les plaisirs de l’éthanol ?
Nous ne nous battons pas contre le vin et sa culture, mais contre l’abus d’alcool et ses dommages. Le vin quotidien est le problème, même présidentiel, car c’est un alcool quotidien. Sa régulation ne peut dépendre des seules passions de la vigne et des arts de la table, même héritées des temps anciens. Chaque acteur peut y contribuer. Une viticulture raisonnée garantit une production raisonnable. Une information validée communique sur les dangers tout en expliquant la consommation standard et les repères d’une consommation d’alcool à faible risque. Un marché régulé par les prix, les modalités de vente et une communication responsable, organise un accès régulé à des produits de qualité. Une éducation préventive apprend, non à consommer, mais à partager ses émotions, gérer ses stress et angoisses et à s’affirmer sans dépendre du seul effet d’une substance ou d’un objet. Enfin, des stratégies d’intervention précoce, incluant les actions de réduction des risques, soutiennent les personnes les plus en difficulté. Loin d’être la triste société de déresponsabilisation évoquée dans la tribune, ces règles contribueraient à une société où chacun pourrait choisir ses plaisirs au regard de leurs conséquences. Spinoza, philosophe apprécié du Président, n’invite-t-il pas à s’exercer à ne pas toujours faire ce que nous serions pourtant en mesure de faire ? A l’époque où fut inventé le vin, cela s’appelait la tempérance. Et loin d’être un péché, c’était une vertu, celle de la modération. Il nous faut la reconquérir.
Jean-Pierre Couteron, addictologue, Président de la Fédération Addiction
Dr Philippe Arvers, médecin addictologue Observatoire territorial des conduites à risque de l'adolescent - MSH Grenoble