Afrique : ces fous qu'on enchaîne
En Afrique de l'Ouest, des hommes et des femmes n'ayant commis aucun crime, sont enchaînés parce qu'ils souffrent de troubles mentaux. Une situation dramatique sur laquelle l'ONU a envoyé l'un de ses experts enquêter. Les explications avec Géraldine Zamansky, journaliste du Magazine de la santé.
En Afrique, des hommes et des femmes n'ayant commis aucun crime, sont enchaînés parce qu'ils souffrent de troubles mentaux. Là-bas, les crises provoquées par la schizophrénie, par exemple, sont souvent associées à une malédiction. Les familles désemparées espèrent alors que les prières d'un "prophète" réussiront à guérir leur proche. Mais la maladie s'aggrave plutôt dans ces terribles conditions. Et les patients restent parfois enchaînés 24h/24 pendant des années. Au Ghana, certains "prophètes" qui dirigent les camps privent même les malades de nourriture pendant plusieurs jours.
Pour mieux comprendre le désarroi des familles qui s'en remettent à des gourous, il faut rappeler la quasi-inexistence des soins psychiatriques dans ce pays. Le Ghana compte en tout et pour tout 12 psychiatres et 600 personnels infirmiers spécialisés pour deux millions de personnes souffrant de maladies mentales, dont 650.000 sont dans un état grave. Il faudrait au moins sept fois plus de soignants.
Une enquête de l'ONU
Face à cette situation dramatique, l'ONU a décidé d'envoyer un de ses experts pour enquêter. Fin 2013 dans un des camps visités, cet expert, Juan Mendes, a par exemple découvert une pièce rassemblant dix femmes et enfants enchaînés. Parmi eux, il y avait une adolescente de 14 ans et un garçon de 7 ans "dont les symptômes n'étaient pas ceux d'une maladie mentale, mais neurologique, qui nécessitait une prise en charge spécialisée". L'expert constate aussi que les patients souffrant de paludisme sont privés de leur traitement, au prétexte qu'il interférerait avec les prières purificatrices. Dans le même temps, on les force à prendre des potions...
À son retour, le rapport de Juan Mendes aux Nations unies est donc très clair : "dans les camps de prière, tout enchaînement quelle que soit la durée, la privation de nourriture et de médicaments, l'absence d'abri et les traitements imposés sans consentement constituent une torture". Il adresse également une longue liste de recommandations.
Informer les populations sur les troubles psychiatriques
Au Ghana, une femme a décidé de ne pas attendre que le gouvernement suive ces recommandations. Elle s'appelle Doris Appiah. Elle a 57 ans aujourd'hui. Elle avait 20 ans quand ses troubles bipolaires ont commencé. Ses parents l'ont emmenée dans un camp où elle a été enchaînée pendant cinq ans avant de réussir à s'enfuir. Aujourd'hui, Doris Appiah est devenue trésorière de l'Association pour la santé mentale au Ghana.
Doris Appiah est lucide sur la lenteur du développement de soins promis par l'Etat. Elle compte donc surtout sur l'éducation de la population pour les aider à mieux comprendre, à ne plus avoir peur de ceux qui souffrent de maladies psychiatriques. Pour changer l'image de ces troubles, Doris Appiah a osé parler en public de sa maladie et appelle d'autres patients insérés dans la société à le faire aussi, ce qui reste difficile…
Déstigmatiser les malades mentaux
C'est une réalité contre laquelle lutte aussi un homme en Côte d'Ivoire. Il s'appelle Grégoire Ahongbonon. Il a traversé une profonde dépression alors qu'il était un brillant chef d'entreprise. Grâce à son contexte familial, il a eu la chance d'échapper à l'enfer des chaînes. Mais cette épreuve l'a rendu beaucoup plus sensible à la réalité des malades mentaux. Il a commencé à recueillir et à aider ceux qui erraient dans les rues. Puis il s'est mis à aller délivrer ceux qui étaient enchaînés.
Pour les prendre en charge, grâce à ses compétences d'entrepreneur, Grégoire Ahongbonon a réussi à créer sa première structure d'accueil en 1994. Aujourd'hui encore ses équipes reçoivent des appels signalant la présence de malades maltraités dans tel ou tel village. Les rescapés sont accueillis dans des centres où ils sont hébergés, nourris, accompagnés par d'autres patients désormais stabilisés qui habitent aussi dans le centre.
Resocialiser les malades mentaux
Depuis, six autres centres ont ouvert au Bénin et au Burkina Faso. Il y a aussi 28 relais pour suivre les patients et donner les traitements sur la durée. L'ensemble est coordonné par l'Association Saint-Camille de Lellis fondée par Grégoire Ahongbonon.
Mais une fois cette prise en charge assurée, le but est aussi de leur rendre une place dans la société. Dès que les patients vont mieux, ils peuvent accéder à des formations et se réinsérer. Peu à peu, l'image de la maladie mentale change. Désormais, certaines familles confient spontanément leur proche malade à l'association. Et autour, les terribles centres de prières ferment.