Violences conjugales : le médecin doit être une "personne ressource pour les femmes victimes"
Les médecins doivent être formés et sensibilisés pour détecter les violences conjugales et sexuelles et accompagner les femmes victimes, selon une tribune signée par 65 praticiens.
Quelle est la place du médecin dans la lutte contre les violences conjugales et sexuelles ? Dans une tribune publiée le 18 novembre 2019 sur le site de L’Obs, 65 médecins revendiquent leur rôle de "premier recours des femmes victimes de violences conjugales et sexuelles".
Un généraliste reçoit deux à trois victimes par jour
Ces médecins partent d’un constat chiffré alarmant : en France, une femme sur 10 est victime de violence conjugale, une femme est tuée tous les trois jours par son compagnon ou son ex-compagnon et une femme est violée toutes les sept minutes. Pourtant, ces femmes ne sont "jamais" ou au mieux "rarement" identifiées lors de consultations chez le médecin, selon les signataires.
La docteure Marie Le Bars, première signataire de cette tribune, a établi dans sa thèse qu’"un médecin généraliste reçoit en consultation, sur une moyenne de 25 patients par jour, entre deux et trois femmes victimes de violences conjugales". Le docteur Gilles Lazimi, médecin généraliste membre du haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, également signataire de la tribune, affirme quant à lui qu’ "une patiente sur quatre consultant a été victime de violences au cours de la vie." Ainsi, en une journée de consultation, un médecin pourrait détecter deux à trois femmes victimes de violences conjugales et sexuelles.
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"Il faut nous donner les moyens d’apprendre"
Et comme "pour lutter, accompagner les victimes et prévenir ces violences, une étape clé est leur détection", les 65 médecins signataires l’affirme : le médecin doit constituer une "personne-ressource centrale" et pour cela être suffisamment sensibilisé, formé et mobilisé. "Nous, médecins signataires de cette tribune, appelons nos consœurs et confrères à jouer un rôle majeur dans la détection et la prévention des violences" résument les signataires.
Mais impossible d'endosser ce rôle sans y avoir été formé : "il faut nous donner les moyens d’apprendre en créant des formations continues" explique le docteur Lazimi. En parallèle, il est indispensable selon lui de créer "des réseaux de professionnels et d’associations pour la prise en charge de ces violences, à l’instar des réseaux de prise en charge du diabète ou des réseaux d’oncologie".
Ainsi, les 65 médecins signataires émettent quatre appels :
- " Reconnaissons le médecin comme personne ressource, premier recours de la femme victime ;
- Nous, médecins, saisissons-nous systématiquement de ces outils de dépistage ;
- Que l’on nous accorde la possibilité de nous former à ces outils aussi bien en formation initiale que continue ;
- Que soient financés par les ministères concernés (santé, universités, droits des femmes), des dispositifs de réseaux de prise en charge coordonnée associant professionnels et associations, pour notamment assurer ces formations."
Une seule question peut suffire
Concrètement, la détection de ces violences pourrait passer par un protocole de détection simple, comme il en existe déjà. C’est le cas du Woman Abuse Screening Tool ou WAST, un questionnaire de huit questions simples, claires et ouvertes qui permet d’identifier la présence de violences.
Mais une seule question bien formulée peut suffire, selon le docteur Lazimi : "systématiquement je pose la question suivante : « avez-vous été victime de violence verbale, psychologique, physique ou sexuelle ou cours de votre vie ? »". Et "si le médecin pose ce type de question, les femmes savent qu’elles sont dans un lieu de confiance et qu’elles peuvent répondre" soutient-il.
La docteure Marie Le Bars renchérit dans la tribune : "Les femmes victimes de violences veulent qu’on leur pose la question." Selon les signataires, ces tests donnent autant satisfaction aux patientes (90%) qu’aux médecins (90%) et les recherches menées sur le sujet montrent que ce type de questionnaire favorise et libère la parole.
"Il faut agir avec ces femmes et non contre elles "
En posant cette question, les médecins permettent donc aux victimes "de mettre des mots sur les violences qu’elles subissent, dans le secret de la confidentialité". Une confidentialité indispensable sur laquelle insiste le docteur Lazimi. Il s’offusque en effet de la proposition soutenue par la ministre Nicole Belloubet de lever ce secret médical sans l’accord de la victime pour signaler une situation de violence, notamment aux urgences.
"Si l’on agit sans l’avis des femmes victimes, on devient aussi un agresseur" s’indigne ainsi le médecin. "Ces femmes ont besoin de respect, de temps, comme n’importe quel patient. Il faut agir avec elles et non contre elles" poursuit le docteur Lazimi, pour qui cette proposition "masque surtout l’incompétence de la justice, l’inaction de la police et l’absence de protection contre ces violences."
Il insiste : "si à chaque fois qu’une femme victime est signalée, elle est protégée et ses enfants aussi, pourquoi pas. Mais comme ce n’est pas le cas, il faut respecter sa décision et l’accompagner. En tant que médecin, notre rôle est de leur dire « merci de votre confiance, il n’a pas le droit, c’est la loi, rien ne justifie les violences, il existe des structures pour vous accompagner, je suis à votre disposition pour vous revoir et pour en parler »".
80% des plaintes pour violences sont classées
Cette tribune paraît un jour après le rapport de l’Inspection Générale de la Justice sur les meurtres conjugaux suite auquel la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a reconnu les failles et les lacunes dans la prévention des féminicides. Dans une interview accordée au Journal du Dimanche, elle confie que "la chaîne pénale n’était pas satisfaisante" dans ce domaine. Et pour cause : selon ce rapport, deux-tiers des victimes avaient subi des violences de la part de l’auteur du féminicide. Dans 41% des cas, les victimes avaient rapporté ces faits aux forces de l’ordre mais dans les plaintes précédant le féminicide, 80% avaient été classées.
Il ne s’agit pas, pour le docteur Lazimi, d’une "révélation". "On sait depuis les premières études de 2006 que plus de la moitié des femmes sont connues des services de police comme victimes de violences". Selon lui, "il faut cesser de discuter et d’émettre des recommandations insignifiantes, il faut désormais appliquer les lois". Une application qui se traduirait en pratique par "la mise en place de l’instruction systématique de toutes les plaintes, d’ordonnances de protection systématiques, de l’éloignement des conjoints violents et d’une formation de tous les professionnels en contact avec ces femmes victimes" conclut le médecin.
Au jour de publication de cette tribune, 136 féminicides par conjoint ou ex-conjoint ont été recensés en France par le collectif Féminicides Par (Ex) Compagnons, soit déjà 15 de plus que l’année dernière.