Violences conjugales : quand la violence s'exerce au sein du couple
Dans le monde, une femme sur trois subit des violences physiques et sexuelles par son partenaire. En France, une femme est tuée tous les trois jours par son conjoint. Comment expliquer que le couple puisse être une telle zone de non-droit ? Les explications avec le Dr Muriel Salmona, psychiatre.
D'année en année, les chiffres concernant les violences conjugales et les crimes conjugaux (viols et féminicides) sont accablants. En France, une femme sur quatre a subi des violences physiques par un partenaire depuis l'âge de 15 ans. Chaque année, plus de 225.000 femmes sont victimes de violences conjugales, 42.000 femmes de viols conjugaux, et plus de 120 femmes sont tuées par leur conjoint ou ex-conjoint.
Les violences conjugales sont d'autant plus fréquentes que les femmes sont jeunes, vulnérables (grossesse, maladie, handicap), discriminées, et qu'elles ont déjà été victimes de maltraitances physiques et sexuelles dans leur enfance (avec seize fois plus de risque). Et les hommes sont d'autant plus souvent violents qu'ils ont subi des violences dans l'enfance ou y ont été exposés (avec quatorze fois plus de risque).
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Ces violences sont très traumatisantes avec un lourd impact sur la santé et la vie des femmes et de leurs enfants. Elles aggravent les inégalités et sont un facteur de précarité, d'autant plus que les femmes qui en sont victimes restent dans leur grande majorité isolées, à devoir faire face aux violences sans protection, ni secours, ni soins, ni justice.
Peu de femmes portent plainte
Les femmes qui subissent des violences ont encore beaucoup de difficultés à porter plainte. Seules 19% vont porter plainte, et pour des viols conjugaux elles ne sont plus que 5%. Sur l'ensemble des violences conjugales, 8% feront l'objet de condamnation (une plainte sur quatre), et 0,1% pour les viols conjugaux...
Mais porter plainte n'est pas une garantie d'être protégée. Il est rare que les menaces de mort et les tentatives de meurtre soient prises au sérieux, et que la sécurité des femmes qui appellent à l'aide soit réellement assurée. Même si depuis 2010, il existe, en plus des centres d'hébergement d'urgence, de nouvelles mesures de protection telles que les ordonnances de protection et le téléphone grand danger (TGD), elles restent insuffisantes.
Malgré l'ampleur et le caractère systémique et spécifique de ces violences faites aux femmes qui se produisent dans un contexte d'inégalités et de domination masculine et qui en font un grave problème de société, malgré le fait qu'elles soient considérées comme des violences aggravées, elles sont encore trop tolérées, minimisées, banalisées et considérées comme des affaires privées. Elles sont présentées comme des conflits ou des drames de la passion ou de la jalousie. La violence de ces hommes est souvent rationalisée, voire excusée par la frustration, la prise d'alcool ou le désespoir d'avoir été quitté, tandis qu'une loi du silence et un déni sont imposés aux femmes qui en sont victimes. Et quand elles arrivent à dénoncer ces violences, elles sont fréquemment culpabilisées.
Des victimes sous emprise
Les violences répétées, souvent depuis l'enfance, ont un impact psychotraumatique majeur à long terme sur les victimes et elles sont une véritable entreprise de coercition. Elles sont une arme très efficace pour les soumettre au service de leur conjoint, les transformant en esclave, en "médicament-drogue" servant à calmer leurs tensions.
Les violences sidèrent les victimes et déclenchent des mécanismes de sauvegarde mis en place par le cerveau. Ils entraînent une dissociation traumatique avec une anesthésie émotionnelle, ainsi qu'un trouble d'intégration de la mémoire, qui fait revivre les violences et les mises en scène du conjoint violent à l'identique, comme une torture qui n'en finit pas.
Tant que la victime reste en contact avec son agresseur, ces mécanismes de "protection" et l'anesthésie qu'ils provoquent restent enclenchés. Les victimes sont ainsi comme déconnectées, privées de leurs émotions, de leur volonté et de tout moyen de défense. Elles semblent "tolérer" des niveaux très élevés de violence.
Les faits les plus graves, vécus sans affect ni douleur exprimable, semblent si irréels qu'ils en perdent toute consistance et paraissent n'avoir jamais existé (amnésie dissociative). Elles donnent l'impression qu'elles sont indifférentes, leurs interlocuteurs ne vont rien ressentir, ils n'auront pas peur pour elles, considéreront qu'elles ne sont pas vraiment traumatisées et qu'il n'est pas nécessaire de les protéger.
Sortir de l'emprise du conjoint
Dans ces conditions, il est très difficile à la victime d'échapper à l'emprise de son conjoint. Si malgré tout, elle réussit à se sauver et trouver un refuge où elle est protégée, elle sort alors de sa dissociation et se retrouve envahie par sa mémoire traumatique. Au lieu de se sentir enfin en sécurité, la victime a une impression de détresse et d'angoisse intolérable et subit des attaques intra-psychiques qui la culpabilisent et la disqualifient.
Il existe alors un grand risque qu'elle retourne avec son agresseur ou un autre homme violent, qui, ayant le pouvoir de la dissocier, va l'anesthésier. Elle pourra croire qu'elle ne peut pas s'en passer... Ce comportement d'apparence paradoxale est un processus d'origine psychotraumatique qui aurait pu être traité ou tout du moins expliqué, ce qui aurait permis à la victime d'anticiper et de désamorcer ces émotions trompeuses qui l'empêchent de se libérer. Les retours chez le conjoint agresseur contribuent à la priver de soutien, les proches et les professionnels ne comprenant pas et ne supportant pas ces comportements.
Le rôle du médecin face aux violences conjugales
La méconnaissance des troubles psychotraumatiques et de leurs mécanismes par la plupart des professionnels porte lourdement préjudice aux victimes, c'est une perte de chance. Le premier recours de ces femmes en danger est le médecin, qui pourraient par un dépistage systématique identifier ce qu'elles vivent, évaluer le danger qu'elles et leurs enfants courent, organiser leur protection et mettre en place une prise en charge et des soins efficaces.
Les médecins pourraient les informer sur leurs droits, les déculpabiliser en leur expliquant que les mécanismes des psycho-traumatismes sont des réactions normales aux situations anormales que sont les violences. Mais actuellement, rares sont les médecins formés alors qu'il s'agit d'un problème majeur de santé publique.
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Un plan global de lutte contre les violences faites aux femmes et aux enfants beaucoup plus ambitieux et une loi-cadre sont des urgences en terme de droits humains et de santé publique. Des vies sont en jeu. Cette lutte passe avant tout par la protection des victimes dès le plus jeune âge.