Pourquoi est-il important de "bien" frustrer nos enfants ?
PSY - La frustration est une nécessité car tôt ou tard, l’enfant y sera confronté. Lui dire constamment oui n’est qu’un leurre face aux contraintes de la réalité. Alors comment "bien" le frustrer ? Les réponses de notre pédopsychiatre Catherine Jousselme.
Plus que la "parenté", ce qui prime aujourd’hui c’est l’exercice de la "fonction parentale", la "parentalité", qui correspond à l’évolution de notre société. Ce qui est important n’est pas tant le lien biologique à la personne qui exerce cette fonction, mais la qualité de cet exercice. Dans notre monde, cet exercice pose quelques problèmes souvent bien compliqués à résoudre.
Pourquoi le smartphone est dangereux pour les enfants
Le cerveau d’un enfant de 10 mois est particulièrement réactif aux images et à leur mode d’apparition sur un écran. Ses neurones s’habituent extrêmement rapidement à traiter les informations visuelles, plus facilement que ce qui est lié au langage. Le smartphone est souvent disponible pour lui dans le sac du père ou de la mère alors qu'il ou elle peut être occupé(e).
L’utilisation du smartphone active le circuit de la récompense dont le développement, au début de la vie, est beaucoup plus abouti que celui du circuit de la régulation. Les écrans exercent à cet âge une véritable fascination, qui détourne l’enfant de son déplaisir (une attente un peu longue, une frustration quelconque), bien plus que nos discours explicatifs ou son doudou et c’est ça le piège, car cela le coupe d’autres savoirs beaucoup importants !
Il reste fondamental pour que le cerveau de nos enfants se développe au mieux, avec l’accès à des fonctionnement souples et diversifiés (si le smartphone est en panne), que nous puissions les aider à différer, à vivre la frustration, le conflit, sans l’éviter, en restant fasciné par autre chose.
Faut-il laisser pleurer nos enfants ?
Le pédiatre Donald Winnicott disait qu’il y a plusieurs façons de pleurer pour un bébé. Il faut absolument pouvoir accueillir la colère et la tristesse, qui sont des émotions humaines constructives, quand on les accepte sans culpabilité, et qu’on les métabolise mais ne pas le laisser sombrer dans le désespoir, qui lui, est destructeur.
Le désespoir à tout âge conduit à un vécu de solitude qui peut être terrible (on pense aux traumatismes de la vie quand on n’est pas entouré). Cette solitude empêche de penser, elle crée du "vide" dans la tête, elle inhibe les facultés de représentation qui mettent en scène dans notre tête les événements, en les faisant rentrer dans notre histoire, notre roman de vie.
Si un petit de 10 mois au supermarché veut absolument mettre dans le chariot un jouet et que nous ne souhaitons pas lui acheter, ce n'est pas simple de résister . Lui ne comprend pas, nous mettons, nous, dans le chariot ce que nous voulons…sur le plan du langage, il est encore un peu en difficulté pour comprendre les subtilités du calendrier ! Il va alors falloir lui expliquer.
Ne pas céder mais expliquer
Il n’est pas question de céder à tout, mais on peut expliquer un peu, puis tenter de passer à un autre type d’échange, sans lâcher l’enfant, en verbalisant que c’est difficile pour lui. Il s’agit de montrer à notre enfant qu’il compte pour nous, que nous trouvons sa colère ou son incompréhension justes, mais que nous ne pouvons y céder. On ne se situe pas "contre lui", mais au contraire "avec lui".
Nous tâchons de l’aider à trouver un autre centre d’intérêt, parce que nous l’aimons. Sans explicitations trop intellectuelles, pas deux heures de discussion et encore moins de "négociation", c’est avant tout par le ressenti émotionnel que cela passe.
Nous sommes persuadés d’exercer au mieux, même si c’est inconfortable, notre rôle de parent. Notre enfant comprend alors notre théorie de l’esprit, même si ce n’est pas toujours facile, et il peut essayer plusieurs fois de retourner là où il a vu le jouet…il faut étrenner la frustration pour savoir la gérer.
Le smartphone pour calmer son enfant ?
Si au contraire, nous lui donnons notre smartphone immédiatement, il est fort probable que son cerveau sera fasciné et calmé, mais lui n’aura en aucun cas géré la situation. Il sautera d’un monde à l’autre (de la rage, au répit solitaire), sans partager avec nous quoi que ce soit. Nous ne construirons rien ensemble, alors que nous aurions pu lui raconter que nous aussi un jour, nous avons connu la frustration.
Ces souvenirs peu à peu partagés par le langage, s’inscrivent dans sa vie à lui, comme autant de preuve qu’il n’est pas "méchant" ou "anormal", mais qu’il va grandir et dépasser ces états compliqués, en s’appuyant sur des récits de vie qui vont lui donner des pistes…Et puis, ce "mythe" familial perdurera, il y rattachera le sien, le partagera avec ses grands-parents.
Ces mécanismes d’identification sont extrêmement importants tout au long de la vie, ils permettent de vivre sans évacuer, sans cacher, sans cliver. Mais ils demandent du temps et de la disponibilité psychique.
La frustration est une nécessité
Il devient donc de plus en plus difficile de laisser place à la mentalisation, pour qu’une expérience de vie se rattache à d’autres, et s’inscrive, non comme un traumatisme, mais comme un événement de vie qui colore notre personnalité, notre façon d’être.
Le "tout, tout de suite", fabrique bien entendu plus d’intolérance à la frustration, plus compliquée à gérer pour les parents. De nombreux parents dans leur vie, ont eu des événements difficiles qu’ils n’ont pas digérés. Ils les ont "blindés" dans un coffre intérieur, souvent avec honte ou culpabilité, et leur enfant vient les malmener par ses questions ou son comportement.
Le regard des autres devient alors tout à fait insupportable pour eux, et ils font tout pour que, le plus vite possible, les situations de conflits avec leur enfant cessent. Beaucoup de symptomatologies de l’enfant naissent quand des émotions ne peuvent être partagées avec ses parents, de façon "naturelle" comme pour le secret de filiation par exemple, alors qu’il sent qu’elles existent.
Une bombe à retardement
La frustration est une des émotions humaines les plus communes, qui, si elle n’est pas bien gérée et même surpassée, a pour conséquence un sentiment continu de déception. Une inhibition psychique, une colère incompréhensible entraînant des troubles du comportement, un sentiment de ne jamais être ce qu’on devrait être, un énorme manque de confiance en soi, une obligation d’être parfait…bref, pas des cadeaux de vie !
S’il n’est pas question de transmettre "brut de décoffrage" nos peurs à nos enfants, et l’avenir de la planète en est une qui devient aujourd’hui cruciale, il faut pouvoir les aider à penser ce qui est difficile, en partage et non en solitude, sans l’évacuer. Et celui qui ne met pas de limite n'est un parent qui rassure.