Les étudiants anglais accros à la pilule anti-sommeil
A l’Université d’Oxford en Angleterre, un quart des étudiants détournerait le modafinil, un médicament indiqué dans le traitement de la narcolepsie, afin de booster leurs révisions. Un phénomène d’une ampleur telle qu’il appelle à un débat quant à une possible légalisation de cette pratique, selon une récente étude d’Harvard. Une pratique qui n’est pas non plus étrangère à la France.
Les médias anglais la qualifient de "smart drug". En France, on la surnomme plus volontiers la drogue anti-sommeil. Le modafinil (Modafinil© ou Modiodal© en France) est une molécule initialement indiquée dans le traitement de la narcolepsie, un trouble du sommeil chronique que se traduit par un temps de sommeil excessif et parfois intempestif. Prescrit par la médecine pour son effet éveillant, la substance est détournée par les étudiants pour ses propriétés psychostimulantes.
"Les médicaments et drogues psychostimulants sont majoritairement utilisés à des fins de performances académiques (travailler mieux) et de vigilance (dormir moins pour travailler plus) et de moins en moins dans un but récréatif", relate Guillaume Fond, psychiatre à l'hôpital Henri-Mondor de Créteil ayant étudié ces pratiques. "Le détournement de médicaments à des fins psychostimulantes a décollé en vingt ans avec l’émergence d’Internet qui facilite l’accès aux médicaments à prescription restreinte", ajoute le psychiatre.
Une pratique courante dans les pays anglo-saxons
Cette pratique est donc connue depuis de nombreuses années en Angleterre et aux Etats-Unis sans qu’on en ait jamais évalué l’ampleur avec précision. En 2013, The Tab, un magazine estudiantin d'Oxford affirmait que 26% des étudiants de ce campus en avaient consommé au moins une fois. Selon le Telegraph, un quart des étudiants de Newcastle et Leeds et un cinquième de ceux de Sheffield, Nottingham et Manchester en auraient fait autant.
Face à un tel phénomène, des chercheurs de l’école de médecine d’Harvard et d’Oxford ont décidé de plancher sur la dite pilule. Les docteurs Ruairidh Battleday et Anna-Katharine Brem des Universités d'Oxford et de la Harvard Medical School ont passé au crible les documents de recherche disponibles sur l'effet cognitif du modafinil parus de 1990 à 2014. Soit 24 études portant sur différentes propriétés possiblement associées à la prise du modafinil : aide à la planification ou à la prise de décision, amélioration de l’apprentissage, de la mémoire ou encore de la créativité.
Un effet significatif et une bonne tolérance
Les résultats de cette méta-analyse, publiés le 19 août 2015 dans le journal European Neuropsychopharmacology, suggèrent que le modafinil n’a pas d’effet significatif sur la capacité de mémorisation ou la flexibilité mentale, mais améliorait en revanche la prise de décision et la faculté d’organisation.
Mais surtout, 70% des études ne relèvent qu’un très faible nombre d’effets secondaires, le plus souvent des insomnies, maux de tête ou de ventre ou nausée. Des désagréments également rapportés dans les groupes ayant eu un placebo, notent les chercheurs.
Pour le professeur Guy Goodwin, président du Collège européen de neuropsychopharmacologie ( ECNP ), qui s’exprimait en marge de la publication: "si ces résultats sont confirmés par d’autres études, cela signifie qu’un questionnement éthique sur ce psychostimulant est nécessaire : comment classer, en la condamnant ou en la tolérant, une substance qui améliore les performances cognitives sans que celles-ci aient subi de détérioration préalable ?"
La nécessité d'un débat éthique
"Un grand débat entoure la consommation de psychostimulants, certains y voient une invitation à consommer car les non-consommateurs seraient désavantagés par rapport aux consommateurs. D’autres y voient au contraire un principe d’égalité, car ces substances ont montré une efficacité sur la concentration et l’éveil d’autant plus forte que les sujets avaient un niveau faible avant la prise", analyse Guillaume Fond.
Mais pour le psychiatre, la prétendue sécurité d’emploi du modafinil doit toutefois être nuancée. "Bien que ces résultats soit rassurants quant à la tolérance du produit, ils n'abordent pas la question de son potentiel addictif, qui est réel. De plus, l’innocuité d’utilisation à long terme n’a pas été prouvée", précise le psychiatre qui mène actuellement une étude sur l’utilisation des psychostimulants par les jeunes Français.
En France d'autres produits sont détournés
"Le modafinil est assez peu détourné de son usage en France", constate le Dr Fond qui poursuit actuellement une étude concernant la consommation de psychostimulants sur un panel de 1.700 étudiants en médecine ayant répondu à des questionnaires anonymisés.
Mais l’usage de psychostimulants n’en est pas moins édifiant selon les résultats de l’enquête : 33% des sujets ont déjà consommé des psychostimulants dans leur vie (sans prendre en compte le café et la vitamine C) ; 30% ont consommé des psychostimulants en vente libre (Guronsan®, boissons énergisantes à la caféine) ; 6.7% des psychostimulants prescrits sur ordonnance (corticoïdes, Ritaline® et Modiodal®) et 5.2% des psychostimulants illicites (cocaïne et dérivés d’amphétamines).
Parmi les médicaments détournés de leur usage, le modafinil n’apparaît qu’en troisième position (0,8%) derrière la Ritaline® utilisée dans l’hyperactivité (1,5%) et les corticoïdes (4,5%). Spécificité française, le détournement des corticoïdes à des fins de vigilance pour lutter contre la privation de sommeil n’est pas retrouvée dans d’autres pays. “Nous ignorons d’où vient cette particularité mais cette pratique n’est pas sans risques car les corticoïdes sont à l’origine d’effets secondaires graves comme des décompensations métaboliques et psychiatriques".
Un glissement possible vers les drogues dures ?
Les chiffres de la France se rapprochent de ceux de la Suisse et semblent plus élevés que ceux de l’Allemagne et des Pays-Bas, mais une sous-déclaration liée à la stigmatisation de ces comportements a été évoquée par les auteurs des études menées dans ces pays. Les chiffres français restent globalement inférieurs à ceux des Etats-Unis et de l’Angleterre, où le phénomène de consommation de psychostimulants augmente régulièrement depuis 20 ans dans les campus universitaires.
En France, les politiques de restriction d’utilisation semblent efficaces pour la Ritaline® et le Modiodal®, mais notre étude suggère que les étudiants se tournent vers d’autres produits. Le risque de limiter les psychostimulants sur ordonnance serait donc de voir les étudiants se tourner vers des drogues vendues dans la rue, avec tous les dangers que cela comporte.
Etude de réréfence : Modafinil for cognitive neuroenhancement in healthy non-sleep-deprived subjects: a systematic review, European Neuropsychopharmacology, doi: 10.1016/j.euroneuro.2015.07.028