Édition du génome : les découvreuses de CRISPR/Cas9 mettent en garde contre les dérives
Avancer "pas à pas" : découvreuses de la technologie d'édition du génome "CRISPR/Cas9", les chercheuses Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna insistent désormais sur les risques de dérives. Emmanuelle Charpentier était l’invitée du Magazine de la Santé ce 24 mars, jour où elle recevra également, avec sa consœur, le Prix "L'Oréal-Unesco pour les femmes et la science".
La microbiologiste française Emmanuelle Charpentier, installée à Berlin, et la biochimiste américaine Jennifer Doudna ont inventé en 2011 une technique permettant d'éliminer et d'ajouter des fractions de matériel génétique avec une extrême précision (un peu comme un logiciel de traitement de texte permet d'éditer ou de corriger la typographie d'un document). Leur découverte, baptisée CRISPR-Cas9, a engagé une véritable révolution dans le monde de la génétique.
Simples d'usage, efficaces et peu coûteux, ces "ciseaux génétiques" soulèvent beaucoup d'espoir notamment pour le traitement de certaines maladies. Mais aussi des interrogations.
"Comme pour toute technologie, il peut y avoir un voyou" qui cherche à s'en servir, convient Mme Doudna, professeur à l'Université de Californie à Berkeley, dans un échange avec l’AFP.
"Mais il y a également un risque de surexcitation autour de cet outil, qui pourrait conduire des gens, même bien attentionnés, à pratiquer des expériences susceptibles d'avoir des effets inattendus", avertit-elle. "J'espère que la communauté scientifique va accepter de procéder suffisamment lentement pour éviter de mauvaises choses."
L'annonce faite il y a un an que cet outil avait été utilisé par une équipe chinoise sur des cellules d'embryons humains a suscité l'inquiétude de certains experts.
Début février 2016, le Royaume-Uni a lui aussi autorisé le recours à CRISPR-Cas9 sur des embryons humains pour des recherches autour de la prévention des fausses couches.
La crainte de dérives eugénistes
"En tant que scientifique, je pense que c'est probablement une bonne chose […] car c'est à des fins de recherche", déclare Mme Doudna. "Mais je ne soutiens absolument pas l'usage clinique qui pourrait être fait de cet outil sur l'embryon humain, par exemple pour créer une personne".
Fabriquer des bébés sur mesure, en sélectionnant leurs caractères physiques ou intellectuels, ne serait "certainement pas une bonne chose". "Mais je pense que la tentation va croître à mesure que les techniques s'amélioreront", reconnaît-elle.
"Avant que l'on puisse utiliser un jour CRISPR-Cas9 pour fabriquer des bébés à la carte, il y a encore pas mal de travail à faire", relève pour sa part Emmanuelle Charpentier, interrogée séparément par l'AFP.
Plus globalement, la française se déclare "réservée" concernant la manipulation des embryons et des cellules germinales (reproductrices) humaines. "J'ai besoin d'en voir plus [pour être] convaincue de l'utilité de ce genre de recherche", explique-t-elle.
D'une manière générale, elle souligne que l'outil CRISPR-Cas9 est "très puissant" mais qu'il doit encore être "testé" en laboratoire pour ses diverses applications.
"Mon sentiment est que tout va très vite. Je pense qu'il faut procéder pas à pas", déclare la biologiste. Les pays doivent, selon elle, adapter et préciser leurs réglementations par rapport à ce nouvel outil.
En octobre 2015, le Comité international de bioéthique de l'Unesco a appelé à un moratoire sur les techniques d'édition de l'ADN des cellules reproductrices humaines afin d'éviter une modification "contraire à l'éthique" des caractères héréditaires des individus – alertant contre les tentations eugénistes.
Un sommet international sur l'édition du génome humain qui s'est tenu en décembre 2015 à Washington a conclu que la recherche fondamentale et pré-clinique devrait se poursuivre activement dans ce domaine vu son potentiel médical mais être supervisée sur le plan légal et éthique.
Si des cellules embryonnaires ou reproductrices humaines avaient leur ADN modifié, "elles ne pourraient en aucun cas être utilisées pour une grossesse", comme l'interdisent de nombreux pays, selon l'Académie américaine des sciences, organisatrice de cette réunion.