Prisons françaises : suicidaires sous haute surveillance

La Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg a condamné la France pour le suicide de Kamel Ketreb, en 1999, à la maison d'arrêt de la Santé à Paris. La cour accuse les autorités françaises d'un manque de vigilance, ayant conduit à la mort du détenu. La question du suicide reste délicate pour l'administration pénitentiaire.

Héloïse Rambert
Rédigé le
Selon le document, 80 à 90% des 74 détenus qui s'y trouvaient au 30 mars 2015 "relèveraient de l'hôpital psychiatrique" s'ils étaient libres.
Selon le document, 80 à 90% des 74 détenus qui s'y trouvaient au 30 mars 2015 "relèveraient de l'hôpital psychiatrique" s'ils étaient libres.

Kamel Ketreb avait été incarcéré en 1998 pour violences en récidive sur sa concubine, avant d'être condamné en mars 1999 à cinq ans d'emprisonnement pour ces faits. Il s'est suicidé le 24 mai 1999 par pendaison dans une cellule disciplinaire, où il avait été placé pour violences. Kamel Ketreb n'en était pas à son premier écart de conduite. Les médecins qui l'avait vu durant sa détention avait noté que ce patient, polytoxicomane, allait très mal et avait mentionné des "velléités suicidaires" le concernant.

Ses deux sœurs ont engagé des poursuites judiciaires contre les autorités pénitentiaires. Suite à l'échec de cette première démarche, elles ont déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l'homme. La Cour a jugé que la prison n'avait pas mis en place les mesures nécessaires (surveillance appropriée et fouille régulière), qui auraient permis de confisquer la ceinture avec laquelle il s'est pendu. La Cour a estimé que l'établissement avait manqué à l'obligation de protéger le droit à la vie et violé l'interdiction des traitements inhumains ou dégradants en plaçant ce détenu fragile en cellule disciplinaire. La France doit verser conjointement aux deux requérantes 40 000 euros pour dommage moral.

Ce n'est pas la première fois que la France est condamnée pour des cas similaires. Elle a déjà été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme, mais aussi à maintes reprises par des tribunaux administratifs. Quelles structures de soins prennent en charge les détenus à risque suicidaire et quelles mesures sont prises dans nos prisons pour éviter le passage à l'acte ?

L'existence de structures dédiées aux soins psychologiques

Les services médico-psychologiques régionaux (SPMR)ont été crées en 1985. En 1994, une grande réforme de la santé a confié la prise en charge sanitaire des détenus – somatique et psychologique – à l'hôpital public. "C'est le service hospitalier local qui dépêche des soignants. Une convention est passée entre l'hôpital et le centre pénitencier", explique François Bes, coordinateur Ile-de-France de l'Observatoire International des Prisons (OIP). "Dans le cas des petites structures, les soignants sont des vacataires. Mais dans les plus grandes prisons, ils sont détachés à temps plein, au sein du centre pénitencier". En raison de ses problèmes de santé, Kamel Ketreb était donc suivi par un psychiatre de la maison d'arrêt de la Santé, rattaché à l'hôpital Sainte-Anne.

L'épreuve morale de la cellule disciplinaire

Le jeune homme, malgré ses fragilités psychiatriques, a été placé en quartier disciplinaire. Les prisonnier qui y sont envoyés le sont pour des raisons punitives, en cas de problèmes disciplinaires graves : insultes à un gardien, violences envers un autre détenu…

"Dès que la décision est prise de placer un détenu en cellule disciplinaire, il doit obligatoirement être vu par un médecin, qui émet un avis. Mais quelquefois, certains détenus son transférés de façon préventive et ne sont pas vus par un médecin avant que la décision officielle ne soit prise", explique François Bes. "Il faut se représenter la dureté du placement en quartier disciplinaire : le prisonnier est placé dans une cage, placée elle-même dans la cellule. Les conditions de vie y sont extrêmement angoissantes. Le nombre de suicides y est d'ailleurs sept fois plus élevé que dans le reste de l'établissement."

La décision finale appartient au directeur de l'administration pénitentiaire. "Mais il y a eu tellement de condamnations en France que les directeurs, aujourd'hui, suivent presque systématiquement l'avis médical", précise le coordinateur de l'OIP.

Contraints à vivre

La peur des condamnations est au centre des mesures prises depuis la fin de années 1990, en matière de prévention des suicides. La priorité pour l'administration pénitentiaire, dans le pays européen qui compte l'un des plus haut taux de suicide en milieu carcéral, est de contraindre les détenus à ne pas mourir.

Les programmes existants visent surtout à éviter les suicides par des moyens matériels et de surveillance. "Quand des velléités de suicide sont notées chez un détenu, des mesures spéciales de surveillance sont mises en place. Des rondes rapprochées sont effectuées, toutes les demi-heures environ. De nuit comme de jour. Les gardiens allument la lumière la nuit et font même un peu de bruit, pour faire bouger le prisonnier et s'assurer qu'il n'est pas mort." Des façons de procéder jugées utiles par l'administration pénitentiaire, mais très difficiles à supporter pour des détenus déjà fragiles. "Certains médecins ne signalent pas les malades les plus fragiles, pour qu'ils n'aient pas à subir cette surveillance nocive pour leur équilibre", signale François Bes.

Les politiques en matière de prévention du suicide dans les prisons ont peu évolué depuis 15 ans. Mais depuis 2008, les détenus "à risque" se voient remettre des kits anti-suicide, qui incluent des pyjamas en papier à usage unique et des draps indéchirables, censés empêcher la pendaison. Ils peuvent aussi être placés dans des cellules avec des codétenus de soutien, volontaires, qui alertent en cas de problèmes, "ce qui fait des ravages psychologiques chez le codétenu qui n'a pas pu sauver de la mort", déplore d'ailleurs François Bes. Les détenus se voient privés des objets qui pourraient les mettre en danger. "En cas de crise, les prisonniers peuvent être enfermés dans des cellules vides et lisses, surveillées par des caméras de vidéos surveillance,  ajoute-il.

Dans les cas les plus graves, les suicidaires sont hospitalisés d'office en hôpital psychiatrique. Mais le traitement reçu à l'hôpital n'est pas le même que celui réservé à un citoyen libre. Ce qui a aussi, pour François Bes, un effet contre-productif. "Les prisonnier sont systématiquement mis dans des chambres d'isolement, reçoivent souvent des traitements médicamenteux très lourds sur des temps très courts, avant d'être rapidement renvoyés en prison."

Des manques matériels et humains

"Nous comprenons les familles qui reprochent aux autorités pénitentiaires de ne pas avoir soustrait au suicidé l'objet qui lui a permis de mettre fin à ses jours (ceinture, médicaments…). Cependant, ce n'est pas à mon sens, aussi simple que cela. Dépouiller quelqu'un peut accélérer la dégradation de sa situation. La prison est déjà un milieu très dur, qui infantilise et déresponsabilise les individus", déclare François Bes.

Car la prévention du suicide n'est efficace que si l'on restaure la personne en tant que sujet et acteur de sa propre vie. "Ces mesures sécuritaires et d'urgence évitent pas mal de décès", reconnaît-il. "Mais seules, elles sont insuffisantes".

Il y a nécessité d'humaniser les conditions de détentions de ces personnes fragiles. "Le mal-être est très souvent lié à la condamnation elle-même, à la culpabilité liée aux faits. D'ailleurs on note un fort taux de suicide dans les premiers jours d'incarcération. Il faut leur permettre de maintenir un lien avec l'extérieur, une vie sociale et affective. Sinon, les détenus suicidaires recommenceront." D'ailleurs, un prisonnier qui veut mourir, meurt. "Nous avons déjà vu le cas d'un détenu qui s'est fracassé le crâne contre le mur, puisqu'il n'avait pas d'autre moyen de se suicider."

Mais en prison, les moyens manquent. Les établissements sont surpeuplés, et les médecins n'ont pas tojours assez de locaux pour recevoir tous leurs patients. De plus, les gardiens qui font leur ronde, la nuit, peuvent être bien loin d'un détenu qui aurait besoin d'aide.

A l'heure actuelle, même si elle consulte bien sûr des soignants, c'est l'administration pénitentiaire seule qui pilote les politiques anti-suicide. L'OIP demande à ce que cela soit fait par le ministère de la Santé.

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