Sexe et prévention des cancers : le Pr Khayat prend-il ses fantasmes pour des réalités scientifiques ?
Eviter la masturbation, préférer les rapports sans préservatifs... Voici, en substance, les quelques "conseils anti-cancer" proposés le 4 novembre 2014 par le cancérologue David Khayat, lors d'une interview diffusée dans l'émission Télématin (France 2). Ces surprenantes allégations se fondaient-elles sur des données scientifiques sérieuses ?
Des propos surprenants, voire inquiétants...
Le professeur David Khayat jouit d'une attention particulière des médias. Ancien chef du service d'oncologie de l'hôpital La Pitié-Salpêtrière (Paris), conseiller de la Présidence de la République de 2002 à 2006, président de l'Institut national du cancer de 2004 à 2006, pour le Cancer... sa parole possède un poids certain.
Chroniqueuse à Télé-Matin, la journaliste Brigitte Fanny Cohen a ouvert son micro au cancérologue ce 4 novembre, à l'occasion de la sortie de son dernier ouvrage grand public (Prévenir le cancer, ça dépend aussi de vous, aux éditions Odile Jacob).
"Dans ce livre qui vient de paraître", explique la journaliste, "le professeur Khayat, études scientifiques à l'appui, avec les dernières études, nous parle […] de ces comportements, de ces gestes de la vie quotidienne qui peuvent être soit des plus, soit des moins, vis à vis de la prévention du cancer."
Les premières minutes de l'interview étaient consacrées aux liens entre sexualité et prévention du cancer. Les propos de David Khayat ont surpris, voire inquiété certains téléspectateurs, comme en témoignait dans Le Magazine de la Santé le professeur François Haab (voir vidéo ci-dessous).
Les affirmations du professeur Khayat n'ayant pas été remises en question dans l'émission qui lui servait de tribune, nous vous proposons ici de faire un point sur leur véracité.
De nombreuses éjaculations pour prévenir le cancer de la prostate ?
Que disent vraiment les études ?
De nombreuses hypothèses autour de liens entre activité sexuelle et développement du cancer de la prostate ont été formulées ces dernières décennies. Longtemps, les données épidémiologiques ont été limitées à des études basées sur les souvenirs des malades. Les résultats étaient donc sujets à caution – les souvenirs pouvant être déformés par les croyances des participants, ou la formulation des questionnaires. Surtout, ces résultats étaient très contradictoires : effet protecteur, effet aggravant, absence d'effet… à chaque équipe sa conclusion !(1)
Une méta-analyse publiée en 2002, portant sur cette littérature, concluait que le risque de prostate augmentait légèrement avec la fréquence des rapports sexuels (de l'ordre de +20% toutes les tranches de trois rapports sexuels par semaine). A l'issu d'un autre travail de synthèse, des chercheurs postulèrent en 2003 que le seul lien existant entre activité sexuelle et cancer de la prostate était… l'âge des participants.
La seule étude d'envergure sur la question du lien entre éjaculation et cancer de la prostate a été publiée en 2004. Elle porte sur 29.342 hommes adultes suivis sur huit ans.
Dans leur compte-rendu, les chercheurs notent que les hommes "de 40 à 49 ans" ayant "21 éjaculations mensuelles ou plus", tout mode d'éjaculation confondu (relation sexuelle, éjaculation nocturne, masturbation), présentent un risque significativement moindre de développer un cancer de la prostate que ceux éjaculant entre 4 et 7 fois par mois. Cet effet n'a pas été détecté chez les plus jeunes, et les données manquent pour les personnes plus âgées.
Si ces données n'ont pas été confirmées par d'autres études de même rigueur, la qualité du protocole mis en place apporte un poids aux conclusions.
(1) Sur 20 études publiées avant 2004, on compte 9 études observant un effet aggravant (résultats pas tous significatifs), 7 un effet opposé (idem), 3 ont conclu à l'absence d'effet, et une a conclu à une diminution du risque progressant avec le nombre d'éjaculation… jusqu'à un certain point, au-delà duquel le risque va croissant ! Voir : Ejaculation Frequency and Subsequent Risk of Prostate Cancer M.F. Leitzmann et coll, JAMA. (2004) 291(13):1578-1586. doi:10.1001/jama.291.13.1578
Pour anecdote : une étude de 1981, portant sur 6.226 prêtres catholiques suivis entre 1965 à 1977, a montré que dans cette population, le taux de décès associé aux cancers (cancer de la prostate compris) était de 30% inférieure à celle observée dans la population générale…
Prostate cancer mortality among Catholic priests. Michalek AM, Mettlin C, Priore RL. J Surg Oncol. 1981;17(2):129-33.
Les éjaculations au cours d'un rapport sexuel, seules à protéger du cancer ?
Concernant l'affirmation selon laquelle "s'il s'agit d'éjaculation par masturbation, ça ne marche pas", il n'existe en réalité aucun consensus scientifique sur le sujet.
Reposant sur les souvenirs des patients, les études suggèrent tantôt :
- que plus les hommes de 20 et 40 ans éjaculent "en solo", moins ils risquent de développer un cancer de la prostate(2) ;
- qu'une activité masturbatoire élevée est corrélée à un risque augmenté de cancer de la prostate entre 20 et 40 ans, mais à une diminution du risque passé la cinquantaine.(3)
De façon similaire, un grand nombre de partenaires "remémorés" est tantôt associé à un risque accru de cancer(4), tantôt associé à une diminution (5).
Seule conclusion faisant consensus : les personnes contractant une gonorrhée (blennorragie) au cours de leur vie sexuelle ont un risque sensiblement augmenté de cancer de la prostate(6)…
Au vu de l'état actuel des connaissances scientifiques, il n'existe donc aucune raison de ne pas "prendre sa santé en main"
(2) Sexual factors and prostate cancer G.G. Giles et coll. BJUI, juil. 2003 doi:10.1046/j.1464-410X.2003.04319.x
(3) Sexual activity and prostate cancer risk in men diagnosed at a younger age. P. Dimitropoulou et coll. BJU Int 2009;103:178–85. doi:10.1111/j.1464-410X.2008.08030.x
(4) Sexual Factors and the Risk of Prostate Cancer. K.A. Rosenblatt et coll. Am. J. Epidemiol. (2001) 153 (12): 1152-1158. doi:10.1093/aje/153.12.1152
(5) Sexual partners, sexually transmitted infections, and prostate cancer risk. A.R. Spence et coll. Cancer epidemiology, sept. 2014; doi:10.1016/j.canep.2014.09.005
(6) Sexual activity and prostate cancer risk in men diagnosed at a younger age. S. Caini. doi:10.1016/j.canep.2014.06.002
Ejaculation : une ''cure détox'' ?
Malgré l'absence de consensus scientifique sur une différence d'effet protecteur selon le contexte éjaculatoire, le professeur Khayat propose d'expliquer le "phénomène".
Mais les arguments avancés pour expliquer des faits non établis sont eux-mêmes douteux.
Selon les résultats d'une petite étude publiée en 1986(7), le volume de sperme à l'issu d'un coït apparaît, il est vrai, plus important qu'à l'issu de la masturbation. Une différence de volume a également été observée, chez des personnes infertiles, dans une étude de 1989(8).
Toutefois, des travaux publiés 1999(9), portant sur des relevés effectués sur trois jours, sont toutefois venus pondérer ces résultats. En effet, dès le deuxième jour de l'étude, les volumes d'éjaculats étaient équivalents.
En d'autres termes, un homme ayant des rapports fréquents apparaît éjaculer un volume équivalent à celui d'un homme se masturbant à fréquence équivalente. Dans le cadre de la vie sexuelle particulièrement active à laquelle David Khayat encourage ses lecteurs, les bénéfices purement hypothétiques de l'éjaculation "au cours d'une pénétration" disparaîtraient au deuxième jour du régime...
Le professeur Khayat explique par ailleurs que, dans les éjaculations de grand volume, une quantité plus importante de "produits cancérigènes présents dans la prostate" est expulsée. Il mentionne trois polyamines : la spermine, la spermidine, la putrescine. Plusieurs points sont ici à éclaircir.
Quasiment toutes les cellules humaines peuvent produire les molécules mentionnées. Leur production est particulièrement importante dans les cellules en développement, comme c'est le cas des cellules cancéreuses. Mais elles ne sont absolument pas des carcinogènes (elles ne favorisent pas l'apparition de tumeurs cancereuses). Les composés dérivés de ces polyamines, au cœur de cellules cancéreuses, apparaissent en revanche favoriser leur prolifération.(10)
Une étude de 1986, déjà citée, indique que les taux mesurés de spermine, spermidine et putrescine sont plus faibles dans l'éjaculat masturbatoire. Toutefois, le résultat présenté pourrait être simplement lié au fait que les collectes des différents types d'éjaculats ont été réalisées dans un certain ordre. Les données de cette étude n'ont, par ailleurs, jamais été confirmées dans le cadre d'autres travaux.(11)
En résumé, les polyamines expulsées lors des éjaculations ne provoquent pas de cancer. Si des cellules cancéreuses sont présentes dans la prostate, aucune expérience ne prouve aujourd'hui que l'éjaculation réduirait la concentration de polyamines au cœur de ces cellules.
(7) Ejaculate composition after masturbation and coitus in the human male. K. Purvis et coll. Int. J. Androl. déc. 1986; 9(6):401-6. doi:10.1111/j.1365-2605.1986.tb00902.x
(8) Cette étude relative aux stratégies de prélèvement de sperme en vue d'une insémination, a été menée par le concepteur d'un dispositif (breveté et commercialisé) de collecte de semence "pendant l'acte". Une étude de 1993, à laquelle a été associée ce même chercheur, est également allé dans le même sens. Sources : Clinical improvements of specific seminal deficiencies via intercourse with a seminal collection device versus masturbation. PM. Zavos, J.C. Goodpasture, Fertil Steril. 1989 Jan;51(1):190-3. et Endocrinological, biophysical, and biochemical parameters of semen collected via masturbation versus sexual intercourse. N.V. Sofikitis, I.Miyagawa. J Androl (1993) 14:366–73. doi:10.1002/j.1939-4640.1993.tb00402.x
(9) Etude à laquelle a également contribué l'auteur mentionné dans la précédente note. Multiple ejaculate collection via the use of a semen collection device at intercourse versus masturbation. N. Panayota et coll. Middle East Fertility Society JoumaI, 1999. http://www.zavos.org/library/pdf/P174.pdf
(10) The mechanisms by which polyamines accelerate tumor spread. K. Soda, Journal of Experimental & Clinical Cancer Research, 2011.30:95 http://www.jeccr.com/content/pdf/1756-9966-30-95.pdf
(11) Une autre étude, également citée plus haut, comparant les éjaculats (masturbation/acte sexuel, isolés dans le temps) d'hommes infertiles, suggère que la variation de volume serait liée à une plus forte contribution des sécrétions prostatiques (sperme moins acide, potentiellement associé à ces sécrétions, elles aussi moins acides).
Le volume moyen d'une éjaculation humaine est compris entre 2 ml et 6 ml.
Pour prévenir le cancer du sein, des rapports sans préservatifs ?
Venons-en aux dames. "Plus on leur caresse les seins, moins elles ont de cancer du sein", affirme David Khayat, qui prend vraisemblablement son plaisir pour une donnée épidémiologique.
Concernant le lien entre activité sexuelle et risque de cancer du sein, la littérature scientifique est, là encore, loin d'être univoque sur la question. De nombreuses études suggèrent "une tendance", tout en restant aux frontières de la validité statistique.
Au chapitre de l'effet spécifique des seins caressés, les scientifiques sont rarement aussi précis…
Des travaux existent sur les effets de contraintes mécaniques appliquées, in vitro, aux tumeurs. Elles ont fait l'objet de déformations goguenardes dans certains titres de presse grand public, mais les fantasmes des journalistes n'ont jamais eu valeur de preuve médicale.
Le professeur Khayat avance toutefois une hypothèse explicative : "quand on caresse les seins d'une femme, ces femmes sécrètent une hormone que l'on appelle l'ocytocine, qui est une hormone qui prévient le cancer du sein."
Sécrétée à des taux variables dans de très nombreux contextes (y compris "par la stimulation mécanique des seins"(12)), l'ocytocine apparait effectivement posséder divers effets anti-tumoraux. Mais la question des doses sécrétées dans les divers cas, et la contribution relative des hormones issues d'une quelconque stimulation sexuelle à la prévention des cancers est encore discutée par les biologistes.
Passons, donc, sur ce point, pour nous concentrer sur l'affirmation la plus déroutante de David Khayat : "De façon assez surprenante, toutes les études montrent que ça ne marche que si ces femmes font l'amour avec un partenaire qui ne met pas de préservatif."
Lorsque l'on cherche des publications établissant une différence de prévalence du cancer du sein lié à l'utilisation du préservatif, très peu d'études apparaissent, menées par un nombre encore plus restreint d'auteurs. Le premier de ces chercheurs est le macédonien Arne Gjorgov, dont les premiers résultats préliminaires sur cette question ont été publiés en 1978(13). Son étude comparait un 153 femmes mariées ayant eu un cancer du sein avec 168 femmes non malades.
A cette époque où l'utilisation du préservatif était peu courante – et où toutes les catégories de la population n'en faisaient pas usage – Gjornov tire pourtant rapidement des conclusions pour la population générale. Par ailleurs, les femmes servant de contrôles apparaissent avoir eu un nombre d'enfants bien supérieur à celles des malades. Or, le nombre de grossesses menées à terme constitue un facteur de diminution de risque du cancer du sein avéré, qui n'est absolument pas pris en compte par le chercheur.
Les mêmes données initiales seront réutilisées par Gjornov, au fil des décennies, dans des publications diverses ; l'auteur, qui mène ses études en solitaire, cite perpétuellement ses propres travaux(14)…
En 1995(15), des responsables des CDC (centres pour le contrôle et la prévention des maladies) des Etats-Unis ont dénoncé la pauvreté de l'argumentaire et des données utilisées par Gjornov : "à l'appui de ses allégations, il ne se réfère qu'à son jeu de données", jeu de données qui est "le seul à pointer un lien entre l'utilisation du préservatif et le cancer du sein…"
Ils lui opposaient, à titre d'exemple, une analyse de beaucoup plus grande envergure (3393 patients et 2251 contrôles), qui montrait, au contraire, qu'il n'existe aucun lien entre le type de contraception et le développement d'un cancer du sein… Une nouvelle analyse des données, prenant en compte plus de paramètres, ne laisse pas entrevoir le plus petit lien…
Des allégations dangereuses
Hors des articles rédigés, en solitaire, par Gjorgov, que trouve-t-on pour appuyer l'affirmation de David Khayat ? Il existe une étude française, datée de 1989(16), portant sur 51 malades et 95 témoins, dont les résultats suggèrent ce type de lien. Mais, comme précisé plus haut, aucun autre travail de recherche n'a jamais corroboré ces conclusions !
Dans la bibliographie de son ouvrage, David Khayat ne cite que deux sources : une étude de Gjorgov(17), et l'étude française de 1989 (il la qualifie de "très belle étude"). Les critiques légitimes, les études contradictoires ou non concluantes, sont totalement occultées…
Non, "toutes les études" ne montrent pas "que ça ne marche que si ces femmes font l'amour avec un partenaire qui ne met pas de préservatif" !
Quitte à explorer le lien entre cancers et port du préservatif, David Khayat aurait mieux fait de mentionner l'existence d'études montrant que ce type de contraception diminue le risque de cancer cervical… Pourquoi avoir fait l'impasse(18), sur des données établies, pour présenter comme une vérité scientifique des thèses marginales, controversées et dangereuses, discréditant le meilleur outil de prévention des maladies sexuellement transmissibles existant ?
(12) Relationship between Plasma Profiles of Oxytocin and Adrenocorticotropic Hormone during Suckling or Breast Stimulation in Women. P. Chiodera et coll. Horm Res 1991;35:119–123 doi:10.1159/000181886
(13) Barrier contraceptive practice and male infertility as related factors to breast cancer in married women. Gjorgov AN. Oncology 1978;35:97–100. doi:10.1159/000225264
(14) Y compris dans un virulent argumentaire contre l'emploi du préservatif dans le cadre de la lutte contre le SIDA, dont l'effet délétère qu'il prétend avoir démontré apparaît – à ses yeux – ne pas contrebalancer les bénéfices avérés.
(15) Breast Cancer and Condoms. K.L. Irwin, H.B. PetersonJ R Soc Med. nov 1995; 88(11): 663.
(16) Characteristics of reproductive life and risk of breast cancer in a case-control study of young nulliparous women. Le MG, Bachelot A, Hill C. J Clin Epidemiol, 1989;42:1227–33. doi: 10.1016/0895-4356(89)90121-2
(17) David Khayat affirme dans son ouvrage que, dans cette étude, "ce risque dans ce cas précis pouvait même être multiplié par 5". Dans l'article en question, Gjorgov compare en réalité les courbes d'évolution des cancers du sein dépistés et de l'usage des préservatifs. Il aurait également pu le nombre de cancers du sein avec le nombre de poste de télévision par foyer : une corrélation n'est pas une causalité, et les extrapolations que l'on peut faire sur la base d'un tel exercice n'autorisent en rien les spéculations de Khayat.
(18) L'argumentaire de David Khayat sur les liens entre sexualité et cancer pourrait, en partie, trouver son inspiration dans une "somme" d'un psychologue nord-américain du nom de Stuart Brody, The Relative Health Benefits of Different Sexual Activities. Toutes les études listées dans son article pointent les bénéfices pour la santé physique et mentale de la pénétration vaginale, et les effets délétères de la masturbation, des relations homosexuelles, de la fréquentation des prostituées, etc. Nombre d'études mentionnées sont souvent de simples commentaires d'autres études, et les recherches qui ne vont pas dans le sens de l'hypothèse de Brody sont presque toujours occultées.
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